Le Pr. Walter Willett, de l’Ecole de santé publique de l’université Harvard, analyse les dernières données statistiques issues de deux monumentales études de suivi épidémiologique dont la communauté médicale internationale guette les moindres conclusions. Ces enquêtes accumulent depuis douze ans des données pointues sur la santé et le mode de vie de quelques 40 000 hommes et 88 000 femmes. Sa mission ? Découvrir les facteurs nutritionnels susceptibles de faire reculer les maladies chroniques (cancers, affections cardiovasculaires, diabète, Alzheimer) que subissent les pays occidentaux. Les deux études américaines ont déjà livré des enseignements précieux. On sait maintenant qu’un antioxydant comme la vitamine E diminue sensiblement le risque coronarien, que la consommation régulière de poisson divise par deux le risque de mort subite chez l’homme, ou encore que les fibres des fruits protègent de certains polypes du côlon.
Le Pr. Walter Willett s’apprête à exposer une nouvelle fois les relations complexes entre l’alimentation occidentale et les maladies coronariennes.
Et les données qui s’accumulent sont de nature à bouleverser les recommandations nutritionnelles prodiguées par de nombreux médecins. L’équipe de Harvard vient en effet de trouver que les sucres peuvent se révéler aussi dangereux pour les artères que les graisses en excès.
Les sucres raffinés et les amidons digestibles provoquent de brusques et vertigineuses montées de glucose sanguin. On dit que leur index glycémique est élevé. Ces poussées de sucre entraînent la production d’insuline par le pancréas.
Celle-ci donne l’ordre aux cellules de capter le sucre sanguin. Mais il arrive que les cellules restent sourdes aux sollicitations de l’hormone. Le pancréas produit alors toujours plus d’insuline pour tenter de vaincre la résistance des cellules, avec des conséquences métaboliques (élévation de triglycérides, épaississement des parois vasculaires) qui peuvent conduire à l’accident cardiovasculaire.
Les résistances à l’insuline sont largement répandues dans les populations des pays développés, et en augmentation dans les pays en développement. Elles sont l’une des conséquences de la sédentarité. Sur de tels terrains, les régimes riches en sucre raffiné pourraient avoir des conséquences catastrophiques, qui ne se limitent hélas ! pas aux maladies cardio-vasculaires.
Aux Etats-Unis, encore plus qu’en France, le diabète de l’adulte est un problème de santé publique, qui affecte 14 millions de personnes. Le nombre de cas a été multiplié par 3 entre 1966 et 1996. Il y a quelques années, les épidémiologistes de Harvard ont émis l’hypothèse que cette augmentation de diabète pouvait être attisée par une alimentation riche en glucides rapides, qui à la longue, épuiserait les capacités du pancréas.
Parmi les aliments à risque figurent le pain blanc, les pommes de terre bouillies ou en purée, les céréales du petit déjeuner, la confiture. Ces études font également apparaître un facteur protecteur : les fibres des céréales, qui diminuent ce risque de 30 %. Lorsque deux conditions néfastes sont réunies : « glucides rapides » plus « faible consommation de fibres » le risque de diabète est multiplié par 2,17 chez les hommes et 2,5 chez les femmes. Au passage, de telles études mettent en pièces une autre idée reçue selon laquelle les graisses saturées seraient les principales responsables du diabète. Bouc émissaire à bon compte, les graisses ont longtemps été tenues responsables de l’augmentation d’autres maladies « de civilisation » galopantes, comme les cancers du côlon et du sein, en dépit de la maigreur des arguments scientifiques.
Mais en 1997, l’analyse combinée de 13 études épidémiologiques n’a pu prouver de risque accru de cancer du côlon avec une alimentation riche en graisses.
Rudolf Kaaks, nutritionniste et épidémiologiste au Centre international de recherche sur le cancer (Cire, Lyon) se souvient s’être interrogé pour la première fois il y a neuf ans sur le rôle éventuel de l’insuline dans l’incidence du cancer du côlon. Il venait de participer à deux études épidémiologiques dont les résultats l’avaient alarmé.
Depuis 1975, les effets d’une consommation importante de sucre ou d’aliments sucrés sur le risque de cancer colorectal ont été évalués par enquêtes épidémiologiques. La majorité d’entre elles (23) trouvent un risque accru avec une consommation plus élevée de ces aliments. Pour le Dr Edward Giovannucci, un membre de l’Ecole de santé publique de Harvard, « le sucre et les aliments sucrés ne sont pas des carcinogènes, mais ils pourraient bien contribuer au cancer du côlon dans la mesure où ils détournent d’une alimentation protectrice, favorisent l’obésité, et augmentent la charge glycémique et la sécrétion d’insuline ».
En 1995, il a émis l’hypothèse, dans un article publié par le journal Cancer Causes and Control, qu’un excès de cette hormone favorise le cancer du côlon. Depuis, plusieurs études aussi bien expérimentales qu’épidémiologiques sont venues renforcer ses soupçons, et ceux des autres chercheurs. En 1997, une étude italienne a mis en évidence un risque de cancer augmenté chez les gros consommateurs de pain blanc et de pâtes. Au même moment, une étude publiée par l’université de l’Utah (Salt Lake City) établissait que les aliments à index glycémique élevé font courir un risque de cancer d’autant plus grand que l’on consomme peu de fibres.
Pour autant, Edward Giovannucci reconnaît qu’il n’est toujours pas prouvé que les aliments à index glycémique élevé sont impliqués dans le cancer du côlon. Les études en cours devraient permettre d’y voir plus clair. Le chercheur américain publiera d’ailleurs au printemps une étude qui montre que les diabétiques sont plus souvent victimes de cancer du côlon que les nondiabétiques.
Rudolf Kaaks, lui aussi lancé sur la piste de l’insuline, vient de publier les résultats d’une étude sur le risque de cancer de l’estomac. « Je pense que l’insuline va de plus en plus apparaître comme un facteur de risque de cancers dont l’incidence est élevée dans les pays développés ». Un taux d’insuline à jeun élevé s’accompagne d’un taux élevé d’IGF-1 (Insulin Growth Factor-1) biodisponible, un facteur de croissance déjà impliqué dans les cancers du sein et de la prostate, et qui pourrait l’être dans le cancer du côlon. Via l’IGF-1, l’insuline augmente les taux d’œstrogènes libres, mis en cause dans les cancers du sein et de l’endomètre.
Pour Rudolf Kaaks, la résistance à l’insuline, caractéristique d’un mode de vie occidental marqué par la sédentarité, l’excès de graisses saturées, de protéines animales et de glucides raffinés, pourrait donc expliquer la flambée de certains cancers par un impact direct sur les taux sanguins de plusieurs hormones.
Les chercheurs reprochent aux industriels d’avoir modifié les glucides dans le sens d’un index glycémique toujours plus élevé : raffinage à outrance, floconnage, gélification pour soupes et sauces. Ils sont unanimes à recommander au grand public de pratiquer une activité physique, d’utiliser des corps gras végétaux de préférence aux graisses saturées, et de consommer les aliments les moins raffinés possible : pain, riz et pâtes complètes de préférence à leur version « blanche », flocons d’avoine plutôt que corn flakes, peu ou pas de sucre et sucreries. « Mais estime Rudolf Kaas, les sucres rapides, lorsqu’ils sont consommés en fin de repas sont probablement moins nocifs que lorsqu’ils sont avalés à longueur de journée. Des pics fréquents d’insuline ont peut-être un effet néfaste sur le métabolisme hormonal ».